Léon Bourjade est un personnage dont peu se souviennent à l’heure actuelle, sauf peut-être les passionnés d’histoire militaire de la Première Guerre mondiale. Et pourtant, pendant cette fameuse guerre, l’évocation de son nom a dû faire frémir plus d’un soldat allemand observateur en ballon captif…
Des Missionnaires du Sacré-Cœur à l’artillerie…
Il est natif du sud-ouest de la France, d’une grande famille catholique. Élève brillant, sportif accompli, il passe une jeunesse sans histoires, et finit par ressentir l’appel de Dieu. Le jeune Léon Bourjade rentre donc chez les Missionnaires du Sacré- Cœur d’Issoudun, émigrés en Espagne puisque les congrégations religieuses n’ont pas droit de cité en France à l’époque.
Bien entendu, il répond présent pour le service militaire obligatoire, dont les religieux et séminaristes ne sont pas dispensés (seuls les prêtres sont dispensés des obligations militaires), service qui se passe sans anicroche. Il est doué, sportif, donc aucun problème. Ensuite, il retourne au séminaire.
2 août 1914 : cette date résonne dans nos oreilles comme un coup de clairon sur fond de canons, de fusils et de mitrailleuses : la guerre est déclarée entre la France et l’Empire allemand. Commence un conflit qui va durer un peu plus de quatre ans, conflit très meurtrier où l’Europe va changer de visage.
Deuxième interruption donc pour le frère Bourjade, qui est appelé sous les drapeaux et versé dans une unité d’artillerie.
Le métier d’artilleur est dur, il consiste à essayer de faire taire les armes ennemies en tirant par-dessus les tranchées amies en attendant le moment de l’attaque. Le tir doit être bien réglé, et souvent se fait de nuit, pour empêcher l’ennemi de dormir et lui saper l’énergie et le moral. À côté de cela, on vit dans des cahutes de bric et de broc, à la merci des tirs ennemis, dans la boue et le froid l’hiver, bref, tout est bon pour que le moral ne soit pas au beau fixe. Bourjade profite de ses temps libres pour jouer de la flûte, prier, et consigner dans un petit carnet noir ses confidences à sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus pour qui il a une dévotion sans faille.
… puis à l’aviation : naissance d’un nouvel as
Au bout de quelque temps, ses parents font jouer leurs relations, et Bourjade quitte l’artillerie pour l’aviation. Il apprend à piloter ces machines de bois et de toile, à la merci de la panne, sur lesquelles il n’y a ni pare- brise, ni chauffage, ni aucun élément de confort moderne, simples châssis de bois tendus de toile sur lesquels on a monté un moteur assez peu fiable tout compte fait, et une mitrailleuse que le pilote actionne tout en ajustant son tir avec les commandes de l’avion… Mieux vaut être très adroit, les pilotes de la Première Guerre mondiale vont inventer la voltige aérienne et les acrobaties en vue d’échapper aux mitrailleuses adverses !
Bourjade se révèle assez vite un excellent pilote. Il est adroit, sportif, ses gestes sont précis et sûrs, il perfectionne même une technique d’atterrissage qui portera son nom dans l’Armée de l’air encore longtemps après sa mort.
Tout aviateur qu’il est, il n’oublie pas ses amis artilleurs, et s’attaque donc à quelque chose qui l’a bien agacé à l’époque où il était près des canons : les ballons captifs.
Appelés « saucisses » dans le jargon militaire, ces ballons servent aux Allemands à observer l’évolution du front et donc à régler les tirs d’artillerie, aussi bien sur la ligne de front pour décourager les fantassins dans les tranchées que sur les artilleurs d’en face pour les faire taire. Détruire ces ballons revient donc à plonger l’artillerie allemande dans un épais brouillard et les mettre dans l’impossibilité de régler leurs tirs. C’est à ce travail que Bourjade va s’atteler.
Neutraliser un ballon captif peut sembler simple. Il s’agit d’un gros ballon en toile goudronnée, gonflé à l’hydrogène, avec une nacelle en dessous, relié au sol par des câbles pour ne pas être trop soumis aux vents. Cependant, les Allemands savent bien que leurs ballons sont vulnérables, donc à la moindre menace de la part d’un avion, le ballon est halé au sol et la défense antiaérienne prend le relais. Puis au fur et à mesure des années, le commandement allemand affectera des avions à la défense des ballons, rendant la tâche encore plus complexe.
Bourjade va mettre au point une tactique simple, qui fera de lui un des grands as de la guerre (on était sacré as à partir de cinq victoires aériennes, Bourjade en comptera près de quarante !). Il monte haut, très haut dans le ciel, puis part dans une descente en piqué vertigineuse, droit sur le ballon, en gardant le soleil dans le dos, pour ne surtout pas être vu de l’ennemi. Une fois arrivé près du ballon, il lâche une brève rafale de mitrailleuse, puis remonte en flèche, généralement aidé par l’explosion du ballon (l’hydrogène est explosif, et l’arrivée dans la poche d’une balle de mitrailleuse encore brûlante est suffisamment efficace pour provoquer l’éclatement du ballon dont les débris s’écrasent au sol).
Son avion est facilement reconnaissable, marqué d’un Sacré-Cœur et d’une photographie de sainte Thérèse de l’Enfant- Jésus. Sa dévotion lui vaudra d’être protégé, pendant toute la durée de son service d’aviateur : il ne sera blessé qu’une seule fois et ne cassera jamais de matériel.
En dehors de ses expéditions et de ses moments de repos, il continue sa vie de prière et ses confidences sur le carnet noir.
Retour au séminaire puis départ en Nouvelle-Guinée
La fin de la guerre arrive enfin, et Bourjade songe déjà à retourner à Fribourg où se trouve le séminaire des Missionnaires du Sacré-Cœur, mais ça ne va pas être facile. Il est couvert de gloire, et beaucoup de facteurs vont tenter de le distraire de sa vocation. À commencer par les fabricants d’avions, qui connaissent sa réputation d’excellent pilote, son sang- froid et la précision de ses gestes, et qui pensent qu’il ferait un excellent pilote d’essai. Ils auront beau faire des propositions d’embauche alléchantes – plusieurs milliers de francs de l’époque, ce qui est considérable – ils reviendront bredouilles. Bourjade n’est intéressé que par Fribourg. Et il y retourne.
Cela ne l’empêche pas d’être fier de son passé militaire. Un jour, il doit se rendre à une cérémonie à un monument aux morts ; il prend donc le train, en soutane, toutes ses décorations épinglées dessus, et recouvertes par un grand manteau noir. Un monsieur le repère, et commence à faire tout un discours sur le fait qu’on n’avait pas vu les prêtres pendant la guerre, qu’ils étaient tous des embusqués et des lâches, etc. Bourjade ne se démonte pas, se lève, déboutonne son manteau et dévoile tranquillement son impressionnante collection de médailles. Puis il apostrophe le monsieur : « Je n’ai pas trouvé ces médailles dans une brocante, monsieur. » Honteux, le beau parleur quittera le wagon à l’arrêt suivant.
Il rencontre à la fin de son séminaire Mgr de Boismenu, vicaire apostolique en Nouvelle-Guinée, qui est séduit par le profil du jeune homme. Bourjade profite de l’occasion pour faire faire un tour en avion à Monseigneur et pour lui proposer de mettre en place ce moyen de transport pour évangéliser les contrées lointaines, ce à quoi Monseigneur lui répond qu’il verra sur place.
Parvenu en Nouvelle-Guinée, effectivement, les forêts sont très épaisses, et les seuls moyens de déplacement possibles sont… à pied à l’intérieur des terres, à cheval ou à vélo sur la côte. Pas d’avion donc, Bourjade devra renoncer au pilotage. Il continuera cependant à faire un peu de sport, ses confrères n’hésitant pas à lui confier des chevaux rétifs pour les dresser – ce dont il s’acquittera avec maestria –, tout en évangélisant les peuplades du territoire qui lui a été confié.
Malheureusement, son organisme, déjà mis à mal par la guerre, ne résiste pas au climat de la Nouvelle-Guinée, et suite à une chute dans un marais pestilentiel, il meurt à 34 ans des fièvres, fidèle jusqu’au bout à sa vocation et à son engagement missionnaire. Il repose là-bas, en Nouvelle-Guinée, parmi ses confrères qui comme lui ont succombé à la tâche.
Guillaume de Boiry
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